Dossier sur CUBA
par Rémy
Herrera
L’histoire de Cuba se distingue de celle des pays d’Amérique latine
et des Caraïbes par des traits singuliers qui ont déterminé l’originalité
de sa trajectoire en longue période. Cuba fut la première grande
terre outre-atlantique « découverte » en 1492, qui devait devenir,
à partir de la conquista de 1511 et après le chaos où fut engloutie
la population amérindienne, la base stratégique de l’expansion
des conquistadores sur le continent américain, en même temps que
le nœud maritime des convois transatlantiques de l’empire espagnol.
C’est le territoire où l’esclavage capitaliste a duré le plus
longtemps au monde : deuxième colonie à l’introduire (1511, après
Hispaniola), avant-dernière à l’abolir (1886, juste avant le Brésil)
; et où les déportations d’Africains ont été les plus massives
de toute l’Amérique hispanique : plus d’un million de personnes.
Le point haut de la population esclave fut atteint vers 1840 :
436 000, pour une population d’un million d’habitants, noire à
60%. Cuba fut le premier producteur et exportateur mondial de
sucre, dès le milieu du XIXe siècle, et pour longtemps, placé
dans la dépendance économique des Etats-Unis, sous la forme même
de la domination politique espagnole. Il s’agit du pays où la
colonisation espagnole a été la plus longue de l’histoire (1492-1898).
Son issue fut une douloureuse guerre d’indépendance (1895-98)
et l’occupation militaire des États-Unis (1898-1902, 1906-12,
1917, 1919). Ces derniers y engagèrent la première guerre impérialiste
de l’histoire, assurant un contrôle total de l’île à leurs groupes
financiers. Cuba est enfin la première révolution socialiste victorieuse
d’Amérique (1959), point d’aboutissement d’un procès de formation
d’une culture et d’une identité nationales originales, et des
luttes d’un prolétariat multiracial qui parvint à constituer un
front ouvriers-paysans par la fusion des revendications anti-impérialistes
et anti-capitalistes.
Les origines
africaines et asiatiques de Cuba
Le
28 octobre 1492, les Espagnols, à la recherche d’une route maritime
menant à l’Asie, atteignirent la côte nord-est de Cuba, à Bahia
Bariay, dans l’Oriente actuel. Cette terre était peuplée : peut-être
100 000 Amérindiens, surtout Arawaks (Tainos). Ils n’étaient plus
que 15 000 en 1530 et, au milieu du XVIIe siècle, composaient
à peine 2 000 foyers.
L’histoire moderne de Cuba commença par un immense chaos, au milieu
duquel s’effectua l’appropriation des terres qui devait préparer
la colonisation par peuplement. Le principe de « pureté du sang
» interdisant l’ascension sociale des Indiens et des Noirs –comme
celle des Maures et des Juifs en métropole– n’empêcha pas le métissage,
ferment de la cubanité. Un système féodal-colonial de soumission,
distribution et mise au travail forcé des Indiens (encomienda)
fut institutionnalisé. La structure productive, reposant sur division
raciale du travail, était toute entière orientée vers l’approvisionnement
du centre du système mondial.
Sitôt conquise, la colonie vit ses richesses pillées : or, dont
le cycle va 1511 à 1540, et cuivre. Les classes dominantes organisèrent
des déportations de travailleurs vers les mines : Indiens (des
Caraïbes et du continent américain), puis d’esclaves africains,
probablement introduits à Cuba dès 1511. La première grande révolte
qui unit Indiens et Africains éclata en 1525, et ne fut écrasée
qu’en 1532.
L’extension de l’esclavage est liée à celle de l’exportation de
sucre. La stratégie des sucriers fut celle d’une insertion de
Cuba au marché mondial, en position dominée mais dynamique, grâce
à une alliance passée avec les classes sus-dominantes espagnoles
et anglo-américaines. La spécialisation sucrière de l’île intervint
entre 1750 et 1850 et fit d’elle, dès le milieu du XIXe siècle,
le plus gros producteur au monde. L’or avait attiré les Européens
hors de la Méditerranée, mais c’est le sucre qui resta sur leurs
routes et, avec lui, l’esclavage, constitutif de l’accumulation
primitive du capital.
L’histoire du sucre est celle d’une lente translation des échanges
de l’Inde, principal producteur au XVe siècle, vers la Méditerranée,
sous l’impulsion des marchands perses et arabes, puis italiens.
La langue suivit le sillage de la précieuse marchandise. La racine
sanskrite çârkarâ donna soukkar en Arabe, sakkaron en Grec et
saccharum en Latin, puis le zucchero italien, l’açúcar portugais,
l’azúcar espagnol, le sucre français (XIIe siècle), le sugar anglais,
le Zucker allemand, le sakkar russe… et wolof. Entre le ghande
perse et le ganzhe chinois, on trace, d’Ouest en Est, la route
des marchands…
La réapparition de l’esclavage en Europe au XVe siècle (Chypre,
Malte, Sicile) est associée à un dispositif de plantations sucrières
–fermées sur elles-mêmes pour y fixer leur main-d’œuvre par la
violence, mais ouvertes sur le marché mondial– et à une structure
de propriété de la terre typique de la reconquista chrétienne.
Les expéditions maritimes ibériques déplacèrent les plantations
de la Méditerranée vers les îles atlantiques de la circumnavigation
de l’Afrique (Madère, Açores, Canaries), ensuite vers le Brésil,
enfin vers les Caraïbes, dans les possessions hollandaises, anglaises
et françaises (Haïti). Cuba prit la suite, pour produire cette
marchandise-clé du commerce mondial du XIXe siècle.
Plusieurs chocs imposèrent cette spécialisation. Le premier fut
la prise de La Havane par les Anglais en 1762. L’occupation militaire
dura 11 mois, mais son impact fut énorme. Cuba comptait 30 000
esclaves en 1760 ; les Anglais en introduisirent 11 000. Le deuxième
choc fut la connexion, après 1776, au marché états-unien, proche,
vaste, en pleine expansion. Devenue le principal débouché des
États-Unis, Cuba bascula dans une dépendance économique, plus
prégnante que la domination coloniale. Des liens étroits attachèrent
ses sucriers aux négriers, marchands, industriels et banquiers
du Nord. Les Etats-Unis achetaient à Cuba du sucre brut pour leur
industrie de raffinage et leur marché de la côte Est. En échange,
ils lui fournissaient de quoi le produire : des esclaves. Le troisième
choc fut la guerre d’indépendance haïtienne en 1791. La révolte
esclave élimina le grand concurrent sucrier sur le marché mondial,
et 10 000 colons français d’Haïti choisirent l’Oriente cubain
comme lieu d’exil.
Les conditions physiques de Cuba, de nature topographique, climatique
et technique, faisaient d’elle une île à sucre idéale. Un certain
nombre d’évolutions socio-économiques, comme la transformation
des propriétaires fonciers en sucriers et l’éviction des producteurs
concurrents (élevage, café…), libérèrent des terres et des bras
pour le sucre, impulsèrent les forces productives et liquidèrent
les rapports de production archaïques. Au milieu du XIXe siècle,
Cuba était le plus gros producteur et exportateur de sucre au
monde. Le rythme de déportations d’esclaves s’accéléra fortement.
Entre 1511 et 1886, le nombre total de déportés vers Cuba a très
vraisemblablement dépassé un million d’Africains, depuis les centres
concentrationnaires de Gorée, Sierra Leone, Maniguette, côtes
des Dents et de l’Or, golfes du Bénin et Biafra, Gabon, Loango,
Mayumba, Gabinde, Benguela, Mozambique… Les régions d’origine
: Abaya, Angola, Carabali, Elugo, Fanti, Ganga, Guineos, Yola,
Yolof, Longoba, Ucumi, Macua, Madinga, Mani, Mayombe, Musundi,
Quisi, Sicuatos, Suama… Le pic du nombre d’esclaves, recensé en
1841, fut de 436 495 captfs, soit 44% de la population et près
de 80 % de la force de travail en activité.
Dans les années 1850, les négriers états-uniens furent actifs
pour approvisionner l’île en main-d’œuvre clandestine. Le consensus
entre classes dominantes cubaines et sus-dominantes étrangères
constitue le motif principal de sa pérennité et du refus de déclarer
l’indépendance de l’île avec le reste de l’Amérique latine. Au
début du XIXe siècle, le spectre révolutionnaire qui hantait les
Caraïbes était moins celui de la libération nationale d’un Bolivar
que celui de l’émancipation noire d’un Toussaint Louverture. Jusqu’à
la fin du siècle, l’esclavage fut le problème majeur à Cuba.
L’esclavage ne fut aboli à Cuba qu’en 1886. Son entrée en crise
s’explique par la fréquence des révoltes et des fuites de cimarrones,
et par les échecs des sucriers dans leurs tentatives pour réformer
ce système. Lontemps, la rentabilité de l’esclavage ne put être
maintenue que par l’accroissement du trafic clandestin, l’intensification
de la surexploitation et la répression. Dans un tel contexte,
économiquement coûteux et instable politiquement, l’accélération
des déportations ne pouvait suffire.
Les classes dominantes favorisèrent la réallocation d’esclaves
des zones rurales et leur concentration dans les cannaies, plus
prospères, et louèrent pendant la récolte (zafra) leurs domestiques
urbains comme coupeurs de canne. L’État s’employa aussi à diriger
vers les plantations des Noirs libérés lors des interceptions
de navires du trafic interlope. Les rapts de Noirs libres, revendus
comme esclaves, n’étaient pas rares à l’époque. Les propriétaires
cubains essayèrent d’imiter une innovation qui avait fait la fortune
des colons britanniques des Caraïbes et des cotonniers états-uniens
: l’élevage d’esclaves. L’expérience, incompatible avec les cadences
de travail des plantations, ne réussit pourtant pas aussi bien
qu’aux États-Unis ou en Jamaïque, et fut abandonnée.
Les sucriers tentèrent de forcer des petits paysans blancs à travailler
aux côtés des esclaves. Cependant, ce choix risquait de ruiner
les fournisseurs de denrées pour captifs et de souder les fractions
noire et blanche du prolétariat, jusque-là placées dans un rapport
de haine raciale par les classes dominantes. Pour répondre à la
demande mondiale, et d’abord états-unienne, il fallait importer
des travailleurs immigrés. À partir de 1835, des paysans espagnols
pauvres venus des Canaries ou de Galice, arrivèrent, mais soumis
à des conditions de vie pires qu’en Espagne, beaucoup s’enfuirent
des sucreries. La situation était si préoccupante que le projet
de réintroduire un esclavage blanc aurait été discuté à l’époque
aux Cortes. Ce furent ensuite, après 1840, des Irlandais, débarqués
par les Anglais propriétaires des mines et des chemins de fer.
Puis, vers 1845, des Indiens mayas du Yucatan, prisonniers de
l’armée mexicaine…
Les sucriers cubains, qui continuaient à importer des esclaves
du Brésil, légalement, ou par les négriers états-uniens, illégalement,
recherchaient des travailleurs qu’ils pourraient engager, déplacer
et fixer dans leurs cannaies. Ils pensèrent un temps enrôler des
« Turcs ». Ce furent en fait des Égyptiens et des Syriens qui
débarquèrent à La Havane, dans les années 1860, et avec eux des
Abyssiniens –sans que l’on sache s’il s’agissait d’engagés libres
d’Éthiopie ou d’esclaves importés clandestinement.
Beaucoup plus nombreux furent les coolies, tenus par des contrats
sévères et payés moins cher que des esclaves. De 1847 à 1874,
plus de 150 000 Asiatiques, pour l’essentiel Chinois, furent transportés
vers Cuba. D’abord partis de Manille, Swatao, Amoy, Saigon ou
Hong Kong, les flux les plus importants étaient dès 1850 originaires
de Macao (Zhōng Shān) et de la région de Canton (district de Gāo
Gōng dans le delta des Perles). Les profits du trafic de coolies
étaient énormes pour les anciens négriers reconvertis –anglais,
nord-américains, hollandais, quelque temps français, finalement
espagnols et créoles–, aidés dans leur nouvelle besogne par le
traité de Nankin (1842) imposé par l’Angleterre à la Chine après
la guerre de l’opium.
Cet afflux de main-d’œuvre contrainte, arrivée en trois vagues
principales (1857-58, 1866-67 et 1872-73), permit aux sucriers
de disposer des bras indispensables à l’essor des exportations,
et des conditions d’un passage progressif au salariat. Dans le
dernier tiers du XIXe siècle, la grande transformation de l’économie
cubaine substituait aux esclaves des ouvriers agricoles. Les racines
de la révolution sont à rechercher, aussi, dans ce prolétariat
multicolore, métissé : amérindien, européen et africain, mais
aussi asiatique, et même un peu arabe comme on l’a vu –d’autant
que l’Andalousie qui lançait la conquista à Cuba en 1511, année
où elle achevait la reconquista en Espagne, était maure depuis
la victoire musulmane de la bataille del Guadalete en 711, soit
très exactement huit siècles…
Quand
l’île était la propriété des Etats-Unis…
La dépendance économique de Cuba à l’égard des États-Unis se consolida
très tôt, sous la forme politique même de la colonisation espagnole.
Isolés des marchés anglais des Caraïbes, les États-Unis indépendants
devinrent vite le principal débouché des exportations de Cuba,
qui devint pour eux leur premier marché extérieur. Les deux tiers
des exportations cubaines partaient vers les États-Unis en 1850,
85% en 1875, les neuf dixièmes en 1895. Cuba était le deuxième
débouché externe pour leurs marchandises en 1895. En marche vers
l’hégémonie mondiale, les États-Unis intervinrent dans la guerre
hispano-cubaine en 1898. Ils occupèrent l’île jusqu’en 1902, puis
de 1906 à 1912, et encore en 1917 et en 1919. Par l’amendement
Platt, ils s’octroyaient le droit d’intervenir militairement quand
ils estimeraient menacés leurs intérêts. Des parties intégrantes
du territoire leur étaient cédées pour usage militaire, dont la
base aéronavale de Guatánamo –qu’ils refusent de rétrocéder aujourd’hui
et dont on sait quel usage ils en font.
Entre 1898 et 1958, la dépendance de Cuba devint monétaire et
financière. En 1925, l’île était la troisième destination mondiale
des exportations de capitaux de la grande finance yankee. Les
États-Unis étaient le fournisseur et le client de Cuba, mais aussi
son propriétaire. Les protagonistes de cette conquista des temps
modernes furent J.P. Morgan (de 1914 à 1929) et les Rockefeller
(de 1933 à 1958), qui s’assurèrent un contrôle absolu de l’île.
Il y avait de quoi faire des profits : les exportations per capita
de Cuba étaient, en 1920, supérieures à celles de l’Angleterre.
L’aberration du système capitaliste était cependant telle que
le premier exportateur mondial de sucre brut en était réduit,
avant la révolution, à importer du sucre raffiné des États-Unis.
Au milieu des années 1950, l’empire des Rockefeller s’étendait
tous azimuts : le sucre (1,25 million d’hectares de plantations),
les mines, l’énergie, les chemins de fer, les fruits exotiques,
la banque…
Mais à la même époque : 42% de la population rurale étaient analphabètes
; le niveau de scolarité moyen était de deux années d’enseignement
primaire ; 600 000 enfants étaient non scolarisés et 10 000 enseignants
sans emploi ; étaient scolarisés 8% de la population en âge de
l’être dans le secondaire ; les taux de mortalité infantile et
maternelle étaient d’environ 60‰ et 120‰ ; 31% des ouvriers agricoles
étaient (ou avaient été) atteints du paludisme, 14% de tuberculose,
13% de la typhoïde et 36% de parasites intestinaux ; la gastroentérite
tuait 42 habitants sur 100 000 ; il n’y avait qu’un médecin pour
1 067 habitants, deux sur trois exerçant à La Havane ; les tarifs
de consultation étaient de 10 à 15 pesos (alors que plus de la
moitié des salariés urbains gagnaient moins de 75 pesos par mois)
; un dentiste pour 3 510 habitants ; les 50% les plus pauvres
de la population recevaient 10% du revenu et les 5% les plus riches
27% ; 74% des logements étaient en mauvais état en zone rurale
et 47% dans les villes ; 50% des logements étaient sans eau potable,
45% sans électricité. L’ajustement forcé de la production sucrière
aux fluctuations de la demande mondiale exigeait la mise en réserve
de nombreuses terres, laissées en friche ; tandis que 600 000
Cubains, sur six millions au total, restaient au chômage en dehors
du temps de la récolte. Cuba ne consommait pas ce qu’elle produisait
ni ne produisait ce qu’elle consommait. La raison appelait une
rupture, autant que l’esprit de liberté et de justice. La révolution
triompha le 1er janvier 1959…
L’embargo
des États-Unis
L’embargo des États-Unis contre Cuba est condamné par une majorité
écrasante de pays de l’Assemblée générale des Nations unies pour
la violation de la légalité qu’il représente et son absence totale
de légitimité. Il continue cependant d’être imposé, en dépit des
injonctions de l’ONU, par la volonté isolée des Etats-Unis, appuyés
par Israël. Ces mesures de coercition arbitraire sont assimilables
à un acte de guerre non déclarée. Elles visent à faire souffrir
et à porter atteinte à l’intégrité physique et morale de tout
un peuple –y compris ses enfants et ses personnes âgées– et constituent
à ce titre un crime contre l’humanité.
L’embargo états-unien a été renforcé en octobre 1992 par la loi
Torricelli qui prévoit : i) la limitation des transferts de devises,
ii) l’interdiction à tout bateau ayant fait escale à Cuba de toucher
port aux États-Unis et iii) des sanctions contre les firmes en
affaires avec l’île relevant de juridictions d’États tiers. Il
fut systématisé par la loi Helms-Burton de mars 1996 qui durcit
les sanctions « internationales » contre Cuba. Son titre I interdit
d’importer des biens cubains et conditionne l’autorisation des
transferts de devises à des privativations. Le titre II fixe les
modalités de la transition vers un pouvoir « post-castriste »
allié des États-Unis. Le titre III octroie aux tribunaux des États-Unis
le droit de juger la requête en dommages et intérêts de citoyens
états-uniens s’estimant lésés par la perte de propriétés nationalisées
à Cuba. Tout ressortissant d’un pays tiers effectuant des transactions
avec les utilisateurs de ces biens peut être poursuivi en justice
aux États-Unis. Les sanctions, exposées au titre IV, prévoient,
entre autres, des refus de visas d’entrée sur le territoire états-unien
à ces individus. L’embargo a encore été durci en mai 2004 par
l’administration Bush.
L’extraterritorialité des règles de cet embargo, qui impose à
la communauté internationale des sanctions unilatérales des États-Unis,
est une violation de la Charte de l’ONU et de celle de l’Organisation
des États américains, comme des fondements du droit international.
Elle nie les principes de souveraineté nationale et de non-intervention
dans les choix intérieurs d’un État étranger, ainsi que les droits
du peuple cubain à l’autodétermination et au développement. Elle
s’oppose aux libertés de commerce, de navigation et de circulation
des capitaux. Cet embargo est de plus immoral en ce qu’il s’attaque
aux acquis sociaux réalisés en matière de santé, d’éducation et
de culture, participant du plein exercice des droits de l’Homme.
Les dommages causés à Cuba par l’embargo depuis son instauration
en 1962 approcheraient 80 milliards de dollars. Ils comprennent
: i) les pertes dues aux obstacles placés à l’essor des exportations
; ii) celles liées à la réorientation géographique du commerce
; iii) l’impact des limitations de la production de biens et services
; iv) les entraves monétaires et financières ; v) les effets pervers
des incitations à l’émigration, y compris illégale ; et vi) les
dommages sociaux. L’embargo affecte tous les secteurs (pétrole,
infrastructures, agriculture, banque…), mais freine surtout les
moteurs de la récupération : tourisme, investissements étrangers
et envois de devises.
Les pressions qu’exercent les États-Unis gênent aussi l’approvisionnement
de Cuba en : médicaments pour les femmes enceintes, produits de
laboratoire et anesthésiques, matériels de radiologie et de chirurgie…
et même aliments pour nourrissons et équipements des unités de
soins pédiatriques. La production de vaccins de conception cubaine
est freinée par le manque de composants et de pièces détachées
importés. Les pénuries affectant des médicaments non fabriqués
sur l’île compliquent l’application des protocoles de traitement
du cancer du sein, de la leucémie chez l’enfant, de maladies cardio-vasculaires
ou rénales, ou du sida. Les Etats-Unis portent également atteinte
à la liberté de circulation des personnels et des connaissances
scientifiques : interdiction de voyages de savants, de commandes
de logiciels, de publications de livres… Il entre en contradiction
avec les principes de protection des droits de l’Homme auxquels
les États-Unis prétendent aspirer pour eux-mêmes et pour le monde.
Données
générales
Nom du pays : République de Cuba.
Capitale : La Havane
Grandes villes : Santiago de Cuba, Holguin, Camagüey, Santa Clara,
Pinar el Rio, Guantanamo
Langue officielle : espagnol
Archipel : île de Cuba (1 260 km de long, de 32 à 193 km de large),
île de la Jeunesse et 1 600 îlots
Longueur des côtes : 5 900 km
Distance des Etats-Unis : 114 km
Superficie : 111 000 km2
Population : 11,217 millions d’habitants
Densité : 101 habitant/km2
Température : 25° en moyenne (22° en janvier, 28° août)
Fête nationale : 1er janvier, jour du triomphe de la révolution
en 1959
Drapeau : 3 bandes bleues et 2 bandes blanches horizontales, un
triangle rouge et une étoile blanche
Hymne national : la Bayamaise (musique composée en 1867 par Pedro
Figueredo, vers écrits en 1868)
Nature du régime : Etat socialiste d’ouvriers, de paysans et de
travailleurs manuels et intellectuels
Institution dirigeante : Parti communiste
Repères
chronologiques
1492
: arrivée des Espagnols le 27 octobre sur la côte nord-est de
l’île, peuplée à 100 000 Amérindiens
1511-13 : début de la conquista par Velázquez, défaite du chef
indien Hatuey, régime de l’encomienda
1525 : pic du cycle de l’or, première grande révolte unissant
Indiens et Africains (écrasée en 1532)
1662 : recensement de seulement 2 000 foyers indiens vivant dans
l’île
1713 : passage du monopole de la traite hispanique (asiento) entre
les mains de négriers anglais
1762 : occupation militaire de La Havane par les Anglais, commerce
avec l’Amérique du Nord
1776 : connexion au marché des Etats-Unis indépendants, début
des échanges sucre contre esclaves
1791 : arrivée de 10 000 colons français d’Haïti, avec leurs esclaves,
dans l’Oriente
1812 : échec des révoltes d’esclaves dirigées par Aponte
1817 : pic des flux de déportations esclaves (26 000 arrivés vivantes
en un an)
1823 : annexionnisme de John Quincy Adams, secrétaire d’État du
président Monroe
1832 : construction de la première ligne de chemin de fer entre
La Havane et Guïnes
1841 : pic du nombre d’esclaves recensés à 436 495 (44% de la
population)
1846 : production de sucre pour la première fois supérieure à
celle de café
1847-74 : arrivée de 150 000 coolies asiatiques, surout chinois
1867 : Cuba premier producteur sucrier au monde (761 000 de tonnes)
1868 : début de la première guerre d’indépendance (guerre de Dix
Ans) engagée par Cespédes
1878 : victoire des grands sucriers de l’Ouest, esclavagistes
et restés fidèles à l’Espagne
1886 : abolition de l’esclavage
1895 : Cuba deuxième marché international des Etats-Unis
1895-98 : guerre d’indépendance
1898-1902 : première occupation militaire par les Etats-Unis
1900 : implantation de la première compagnie à capitaux intégralement
états-uniens, la Cuba Co.
1901-02 : amendement Platt, cession de la base de Guantánamo et
traité de Réciprocité commerciale
1906-1912 : deuxième occupation militaire par les Etats-Unis
1914-29 : domination du groupe J. P. Morgan & Co.
1917-19 : troisième occupation militaire par les Etats-Unis
1924 : 70% des sucreries propriétés des Etats-Unis, production
de sucre dépassant 5 millions de tonnes
1925 : Cuba troisième destinataire au monde des exportations de
capitaux états-uniens
1933 : événements révolutionnaires, soviets ouvriers et paysans,
lutte armée contre les latifundios
1933-58 : domination des groupes Rockefeller
1934 : coup d’État militaire de Batista, abrogation de l’amendement
Platt, système de quotas
1953 : échec de l’assaut de la caserne Moncada
1956 : débarquement du Granma et début de la guérilla dans la
Sierra Maestra
1959 : triomphe de la révolution le 1er janvier, première loi
de réforme agraire réforme agraire
1960 : attentat de la CIA à La Havane contre le bateau français
La Coubre (mars), nationalisations
1961 : échec de la tentative d’invasion mercenaire à Playa Girón,
campagne d’alphabétisation
1962 : début de l’embargo états-unien, crise des fusées, soutien
au FLN
1963 : deuxième loi de réforme agraire
1964 : accord sur l’achat de sucre avec l’URSS et les pays socialistes
(y compris la Chine).
1968 : nouvelles nationalisations de l’« offensive révolutionnaire
»
1970 : échec de l’objectif de 10 millions de tonnes de sucre,
production record (8,5 millions de tonnes)
1972 : adhésion au Conseil d’Aide économique mutuelle (CAEM)
1985 : découverte du vaccin contre la méningite B par une équipe
de chercheurs cubains
1986-89 : montée des tensions des relations avec l’Est et avec
l’Ouest
1988 : victoire de Cuito Cuanavale (Angola) contre l’armée sud-africaine
de l’apartheid
1990-93 : chute du PIB de -35%, début de la « période spéciale
en temps de paix »
1992 : durcissement de l’embargo par la loi Torricelli
1993 : dépénalisation de la détention de devises ou dollarisation
1994 : début de la recuperación économique
1996 : nouveau durcissement de l’embargo par la loi Helms-Burton
2002 : début du processus de « sortie » de la spécialisation sucrière
2004 : embargo états-unien durci, dé-dollarisation, accords avec
la Chine, signature de l’ALBA
2005 : dépassement pour la première fois du niveau de PIB de 1989
2006 : passation des fonctions de chef de l’État et du Parti de
Fidel à Raúl Castro
Regards
sur l’économie cubaine
Avec
une croissance moyenne de la production de 5% par an, les performances
économiques de Cuba ont été loin d’être mauvaises entre 1959 et
1989. En Amérique latine, seul le Brésil fit mieux, et le Mexique
auss bien. Grâce à l’aide de l’URSS, l’économie cubaine a réalisé
des avancées tout à fait considérables sur ces trois décennies.
Dans l’agriculture, les latifundios ont été éliminés, les terres
et ressources naturelles mieux utilisées, les récoltes mécanisées,
les technologies généralisées… Des raffineries sucrières ultra-modernes
ont été construites, et la fabrication de machines agricoles (moissoneuses-batteuses)
favorisa une certaine intégration agro-industrielle. L’approvisionnement
fut partiellement maîtrisé pour les intrants industriels, les
engrais et pesticides, les vaccins et médicaments vétérinaires,
les produits alimentaires… Condition de l’industrialisation, la
base énergétique a été élargie : 95% du territoire étaient électrifiés
en 1989. L’investissement en infrastructures a été massif. L’industrie
du nickel fut étendue et modernisée. En 1989, de larges segments
industriels avaient été mis en place dans la sidérurgie, les biens
d’équipement et les biens de consommation, ce qui permit de réduire
quelque peu la dépendance extérieure. L’une des réussites de la
stratégie suivie fut la création d’un complexe biotechnologique
performant. En 1990, plus de 200 produits pharmaceutiques et biotechnologiques
cubains étaient vendus dans le monde. Des progrès ont été réalisés
dans l’électronique, grâce à la production de semi-conducteurs,
d’éléments de micro-ordinateurs, de logiciels et d’équipements
médicaux.
Certes, des déficiences persistaient à la fin des années 1980
: l’essor de la production agricole, plus extensive qu’intensive,
ne couvrait pas la demande ; l’industrialisation restait insuffisante
(sous-utilisation d’usines de grande taille, qualité laissant
à désirer...) ; les exportations étaient peu diversifiées, les
pesanteurs bureaucratiques trop lourdes. Mais les relations avec
l’URSS n’ont rien eu à voir avec celles de la période impérialiste.
Les Soviétiques ne possédaient ni moyen de production ni terre
sur l’île. Même s’il ne parvint jamais à s’auto-centrer, à Cuba,
le développement ne commença qu’en 1959. Le socialisme n’y a pas
été importé ou imposé ; il fut le produit de la convergence des
forces progressistes vers l’exigence de l’émancipation nationale
et sociale. L’île restait spécialisée dans le sucre en 1989, mais
les progrès sociaux permirent d’améliorer les conditions de vie
et d’homogénéiser la société. La coopération avec l’URSS stabilisa
des échanges avantageux, garantit l’approvisionnement en pétrole,
inversa le sens des transferts de surplus, stoppa la désindustrialisation.
C’est une propriété nationale des moyens de production qui commandait
l’accumulation, soutenait une industrialisation adaptée à un petit
pays aux faibles ressources, encourageait les exportations à forte
valeur ajoutée (médicaments…). Un système de sécurité sociale
a été instauré et la redistribution des revenus a réduit les inégalités.
Les performances sociales de Cuba sont internationalement reconnues,
et bien qu’on associe souvent socialisme et pénurie, les données
1990 de la FAO montrent que Cuba était en tête du continent latino-américain
même pour la disponibilité quotidienne en calories per capita.
Les bases de ces succès ont été posées dès les années 1960, grâce
à une campagne d’alphabétisation et à un système éducatif universel,
égalitaire, sans discrimination.
L’effondrement du bloc soviétique plongea l’économie cubaine dans
une crise gravissime. La chute des échanges extérieurs provoqua
celles de l’investissement et de la consommation, amplifiées par
le durcissement de l’embargo états-unien et une dette extérieure
alourdie. La production s’effondra de -35% entre 1990 et 1993
–point bas de la crise. Le pays dut procéder à un nouveau changement
de ses technologies, marchés extérieurs, approvisionnements… Après
la relative abondance des années 1980, matériellement, tout vint
à manquer sur l’île. Le déficit budgétaire se creusa sous l’effet
de comptes d’entreprises publiques détériorés, et de la volonté
politique de préserver la cohésion sociale, en limitant la dégradation
de l’emploi, des salaires et des services sociaux. L’inflation
était très forte, le peso cubain affaibli. C’est dans ce contexte
extrêmement difficile des années 1990 que furent engagées les
réformes de la « période spéciale ». La réponse à la crise consista,
d’abord (1990-1993), à résister au choc en répartissant le coût
de l’ajustement ; ensuite (1993-1996), à réactiver les forces
productives pour se réinserrer dans l’économie mondiale ; enfin
(1997-2000), à améliorer l’efficacité afin de desserrer la contrainte
extérieure. De nouveaux moteurs économiques –le tourisme, les
investissements étrangers et les transferts de devises–, relayèrent
le sucre, maximisèrent les entrées de devises et garantirent les
besoins de la population. C’est l’afflux de capitaux qu’ils entraînèrent
qui permit de renouer avec la croissance. La récupération était
effective fin 1994. Le choix de rester socialiste portait ses
fruits.
Les déséquilibres internes furent peu à peu résorbés, et d’abord
les déficits publics. L’inflation jugulée, le peso se redressa.
Des accords purent être trouvés avec les créanciers étrangers
pour renégocier la dette extérieure. L’heure est à la recherche
de productivité et d’efficacité, mais dans le respect des droits
sociaux et sans remise en cause du plein emploi. Contrairement
à la « transition » de l’ex-bloc soviétique, les réformes cubaines
ont été promues sans retour au capitalisme : pas de marché financier,
ni d’accumulation de capital privé, ni de privatisation, ni même
de fermeture d’école ou d’hôpital. C’est la volonté de Cuba de
sauver son projet socialiste qui explique les différences d’évolution
de ses indicateurs sociaux par rapport à la Russie : entre 1990
et 1994, l’espérance de vie des hommes a chuté de 64 à 57 ans
en Russie, alors qu’elle augmentait de 73 à 74 ans à Cuba ; le
taux de mortalité infantile se dégradait de 17 à 20‰ en Russie,
mais baissait de 11 à 9‰ à Cuba. En 1995, la part de la population
sous le seuil de pauvreté était estimée à 35% en Russie, contre
14% à Cuba.
Bien que les inégalités aient beaucoup trop augmenté dans la période
spéciale, la stratégie de recuperación a atteint ses objectifs.
Les piliers du système sont debout : éducation et santé sont gratuites
; emploi, retraite et logement garantis ; électricité, eau, téléphone
et transports à bas prix, comme la consommation de base (grâce
à la carte d’alimentation libreta) ; recherche et internationalisme
dynamiques. Selon les statistiques des organisations internationales,
Cuba conservait son avance en Amérique latine même au plus fort
de la crise, en 1995, pour une grande majorité de facteurs du
développement humain : santé (médecins, hôpitaux), éducation (taux
de scolarisation, réussite aux tests internationaux), protection
de l’enfant (soins pré-natals, vaccinations, crèches, pas de travail
des enfants), condition de la femme (participation économique
et politique, protection de la maternité), travail (faibles inégalités
salariales, bas chômage), sécurité (peu de délinquance), faibles
disparités villes-campagnes (démographie urbaine limitée, infrastructures
rurales), environnement (reboisement, agriculture bio), culture
(bibliothèques, films)… Malgré la crise des années 1990, les taux
de mortalité pour carences nutritionnelles sont restés exceptionnellement
bas à Cuba (selon l’OMS, 16 fois moins qu’au Mexique), de même
que les indicateurs de sous-alimentation inférieures (inférieurs
de trois fois à ceux du Chili, selon la FAO).
La maîtrise, relative mais réelle, de la récupération, Cuba la
doit surtout à la planification de sa stratégie de développement
et au rôle de l’État socialiste en tant que garant du consensus
social et de la consultation populaire. L’ouverture au marché,
dont les espaces sont tolérés, n’y a pas amené, jusqu’à présent,
de retour au capitalisme. Le tourisme a introduit un biais dans
l’accès des Cubains aux devises –même si des amortisseurs existent
(serveurs reversant les pourboires à des fonds collectifs), mais
l’État organise la péréquation des ressources pour maintenir les
services publics. Investissements étrangers et joint ventures
ont été encouragés, mais les droits du travailleurs sont protégés.
Les envois de devises ont creusé les inégalités, mais l’État contrôle
l’accumulation nationale de capital privé. Le travail indépendant
est libre (commerce, artisanat…), mais sans légalisation de l’embauche
de salariés hors de la famille. Ont été ouverts des magasins où
les achats se faisaient en dollars, mais la plus grande part de
la consommation continue d’être fournie à prix réduits par la
libreta. Les ventes libres sur les marchés agricoles ont enrichi
des paysans, mais ces liquidités ne peuvent pas se convertir en
capital. C’est l’État qui planifie, grâce à ses investissements,
les progrès vers l’auto-suffisance énergétique : la quasi-totalité
de l’électricité générée sur l’île provient aujourd’hui de sources
domestiques. Et ce sera à l’État de trouver les moyens de réduire
la dépendance vis-à-vis du tourisme, qui peut finir par absorber
plus de ressources qu’il n’en génère.
Depuis dix ans, Cuba enregistre l’un des plus forts taux de croissance
d’Amérique latine : en moyenne plus de 5% par an. En 2005, le
niveau de PIB de 1989 était enfin dépassé. Toutefois, les exportations
contribuent trop peu à la croissance (sauf le nickel) et le déficit
des comptes externes est loin d’être comblé. La lutte contre la
corruption doit aussi redoubler –même si les entrepreneurs étrangers
savent que les dirigeants de la révolution ne sont pas corruptibles.
D’importantes réserves de pétrole viennent d’être découvertes.
L’un des défis du XXIe siècle pour le projet socialiste cubain
sera par conséquent de moderniser les objectifs, instruments et
institutions de la planification pour consolider le redressement
de l’économie. Le pays devra aussi redéfinir suffisamment tôt
la stratégie de développement pour que l’Etat continue de limiter
les inconvénients associés au tourisme, aux investissements étrangers
et aux transferts de devises, et d’évoluer vers une base productive
et exportatrice plus moderne, efficace et intensive en savoir.
Rester fidèle au socialisme, réaffirmer les principes de justice
et d’égalité, promouvoir le développement dans le progrès social
et la souveraineté nationale, étendre toujours davantage la participation
du peuple, seront quelques-unes des conditions des succès à venir
de la révolution cubaine.
De la
dollarisation à la dé-dollarisation
La dollarisation cubaine n’a rien à voir avec celle appliquée
dans les pays latino-américains capitalistes. À Cuba, le gouvernement
décida de dollariser partiellement et temporairement l’économie,
en août 1993, au pire moment de la crise, pour maximiser les entrées
de devises, renforcer les capacités d’importations et sauver les
services publics gratuits (santé, éducation) ou à très bas prix
(alimentation, transports, électricité, téléphone, culture…).
Il y est parvenu : l’économie s’est redressée, le système social
a tenu le choc, la société ne s’est pas déchirée. Mais la dollarisation
ne comporta pas que des effets favorables. Les inégalités ont
beaucoup augmenté –même si le pays reste, de loin, le plus égalitaire
du continent américain.
La dé-dollarisation vise à stopper ces conséquences négatives
et à reconquérir la souveraineté monétaire. Le 25 octobre 2004,
la Banque centrale annonça que la circulation du dollar n’est
plus autorisée à Cuba. Le dollar est remplacé par le peso convertible,
réévalué grâce aux résultats plutôt satisfaisants de l’économie.
Dé-dollarisation ne veut pas dire que la possession de dollar
est interdite, puisque les comptes bancaires en dollars restent
garantis par l’État ; ni que le pays est totalement dé-dollarisé,
car le peso convertible, équivalent interne du dollar, joue toujours
un rôle-clé. Cette mesure a été accompagnée d’une redistribution
des revenus : revalorisations des salaires et retraites, élargissement
des biens incorporés dans la libreta…
Dire que le salaire moyen cubain est de 20 dollars n’a pourtant
pas de sens si l’on ne tient pas compte des droits dont jouissent
les citoyens grâce à la révolution. Les pesos gagnés par un travailleur
cubain ont un pouvoir d’achat supérieur aux dollars, car ils couvrent
l’essentiel des besoins de base –les services sociaux étant assurés
gratuitement ou quasi gratuitement.
Mais les difficultés de la dé-dollarisation, qui n’est pas achevée,
ne sauraient être négligées. Elles tiennent aux devises que la
Banque centrale doit conserver pour garantir la circulation interne
du peso convertible et maîtriser les comptes extérieurs, le taux
de change et les prix. L’Etat doit aussi convaincre, d’une part,
banques et investisseurs étrangers de lui conserver leur confiance
et, d’autre part, le peuple cubain lui-même de l’importance d’un
contrôle de la monnaie et du crédit (afin d’éviter la spéculation
notamment) et d’une planification renforcée. A l’heure où tant
de gouvernements dans le monde capitulent face au néolibéralisme,
Cuba réaffirme sa volonté de reconquérir sa souveraineté monétaire.
Celle-ci ne sera véritablement atteinte que lorsque le peso cubain
se substituera au peso convertible, pour redevenir l’unique monnaie
du pays, ce qui passe par la modernisation de l’économie et l’approfondissement
de la planification socialiste en monnaie nationale.
L’essor
des relations entre Cuba et la Chine
Les relations avec la République populaire de Chine se sont consolidées
grâce aux accords signés lors de la visite du Président Hu Jintao
à Cuba, en novembre 2004. Ils comprennent : 1) la livraison par
Cuba de 20 000 tonnes de nickel sur cinq ans (2005-09) et la création
de sociétés mixtes (51% des actions pour Cuba et 49% pour la Chine)
pour l’exploitation des minerais de nickel et ferro-nickel ; 2)
le renforcement de la coopération en matière de biotechnologies,
avec des projets de R&D d’intérêts mutuels et des transferts
de technologies (concernant, de Cuba vers la Chine, les vaccinations
infantiles, le traitement du SIDA, la surveillance épidémiologique,
les soins de handicaps neurologiques…) ; 3) l’intensification
des échanges d’enseignement et de recherche ; 4) la promotion
de la coopération économique dans les secteurs du pétrole, du
tourisme, des télécommunications, de la construction, des transports,
des chantiers navals… 5) l’étalement sur 10 ans des remboursements
des crédits consentis par la Chine entre 1990 et 1994, et l’octroi
de nouveaux crédits (pour certains sans intérêts et assortis de
dons), surtout destinés à la santé et à l’éducation ; 6) la modernisation
des capacités technologiques de surveillance météorologique ;
7) l’importation de téléviseurs (pour l’extension des chaînes
éducatives). Les perspectives d’échanges commerciaux entre les
deux pays se sont élargies et leur nature commence à changer.
Elles vont désormais au-delà de l’exportation de sucre, nickel
et cobalt et de l’importation d’huiles, de matériels agricoles
et d’équipements mécaniques et électriques par Cuba, pour concerner
des produits à très forte valeur ajoutée. L’île commercialise
en Chine une large gamme de produits pharmaceutiques et biotechnologiques,
d’appareils de diagnostic médical, de logiciels et services informatiques
spécialisés… Cuba réalise aujourd’hui 10% de son commerce extérieur
avec la Chine. Les investissements chinois dépassent aujourd’hui
les 50 millions de dollars... Des associations sont en cours dans
les secteurs de l’agriculture, de l’industrie légère, des télécommunications,
de l’électronique, de l’industrie pharmaceutique et biotechnologique.
Données
sociales
Espérance
de vie : 76,15 ans
Taux de mortalité infantile (pour 1 000 naissances) : 6,5‰
Population ayant accès aux services de santé gratuits : 100%
Médecins : 67 128 (dont 4 335 en missions internationalistes dans
61 pays), soit 1 pour 167 habitants
Etablissements de santé : 281 hôpitaux et 442 polycliniques
Budget d’éducation : 11,4% du PIB
Personnel enseignant : 290 574
Taux de scolarisation : 100% dans le primaire (6-11 ans) et 99,3%
dans le secondaire (12-14 ans)
Nombre d’étudiants universitaires : 350 000, soit 1 pour 36,8
habitants (1er rang mondial)
La recherche
médicale
Le
volontarisme scientifique cubain en matière médicale s’est illustré,
notamment, en 1985, avec la découverte du vaccin contre la méningite
B par l’équipe du Dr. C. Campa de l’Institut Finlay. Il s’agissait
du seul vaccin au monde efficace contre cette maladie, mais également
du premier vaccin produit par un pays du Sud et administré au
Nord –ce qui lui valut la médaille d’or pour l’innovation de l’Organisation
internationale de la Propriété intellectuelle en 1993.
Les laboratoires cubains, détenteurs de plus de 600 brevets, exportent
une large gamme de produits pharmaceutiques et biotechnologiques
vers une cinquantaine de pays, tels que : des vaccins (contre
l’hépatite B par recombinaison d’ADN, l’Haemophilus influenzae,
le choléra, la leptospirose, les pneumonies chez l’enfant…) ;
les traitements du cholestérol (PPG), des greffes rénales (par
anticorps monoclonaux) ou des accidents cardio-vasculaires ; le
traitement biotechnologique de certains cancers ; les interférons
contre les virus et comme modulateurs immunologiques ; les systèmes
de diagnostic par ultra-microanalyses ; les équipements neuro-scientifiques
pour l’électro-encéphalographie ; les facteurs de croissance épidermique
(pour régénérer la peau) ; les logiciels informatiques… Des avancées
ont été réalisées en matière de génétique médicale, d’immunologie
moléculaire, d’hématologie, de médecine tropicale, de soins des
maladies mentales, du traitement du SIDA… Il y a aujourd’hui 220
centres de recherche scientifique à Cuba, où travaillent 42 000
personnes –soit plus qu’au Mexique et à peine moins qu’au Brésil,
pour 11, 92 et 163 millions d’habitants respectivement. Le nombre
de chercheurs est de 1,8 pour 1 000 habitants, soit le taux le
plus haut d’Amérique latine.
José Martí
Ecrivain et homme politique cubain (1853-1895), penseur de la
libération nationale, de la démocratie égalitaire, de l’anti-racisme,
de l’unité latino-américaine et de l’anti-impérialisme.
« …les hommes enthousiastes qui, par aversion pour la tyrannie,
admirent les institutions du peuple états-unien sans les examiner
avec suffisamment d’attention, sans percevoir qu’ils ne sont pas
parvenus à prévenir la transformation du yankee démocrate et universel
en yankee autoritaire, cupide et agressif, et à empêcher que les
institutions deviennent autre chose que le règlement des droits...
».
« Le Nord injuste et plein de convoitises a plus pensé à assurer
la fortune de quelques-uns qu’à créer un peuple pour le bien de
tous. Au Nord s’aggravent les problèmes sans qu’existent les lumières
qui pourraient les résoudre. Là-bas s’entassent d’un côté les
riches, de l’autre les désespérés. Le Nord se ferme et se remplit
de haines ».
« …empêcher à temps, grâce à l’indépendance de Cuba, que les États-Unis
ne s’étendent à travers les Antilles pour s’abattre sur nos terres
d’Amérique, avec cette force accrue. Tout ce que j’ai fait jusqu’à
ce jour, et ferai à l’avenir, tient en ceci ».
« Seule une réponse unanime et ferme peut libérer les peuples
hispaniques d’Amérique de l’inquiétude et de la perturbation auxquelles
les entraînerait sans cesse, avec la complicité de républiques
vénales, la politique séculaire et avouée de domination d’un voisin
puissant et ambitieux, qui ne s’est tourné vers eux que pour interdire
leur développement, s’emparer de leur territoire, ou les obliger
à acheter ce qu’il ne peut vendre et à se fédérer pour mieux être
dominés ».
« Parce qu’il [Marx] lutta aux côtés des plus faibles, il mérite
les honneurs ».
« …ces monstrueuses sociétés, qui réduisent la fortune nationale
au gré de leur avarice ; ces vils consortiums de capitaux qui
forcent l’ouvrier à travailler pour une poignée de riz ; ces firmes
énormes qui élisent à leurs frais sénateurs et députés, ou les
achètent après qu’ils ont été élus, pour s’assurer d’un accord
sur les lois qui maintiennent la jouissance de leurs abus, par
lesquelles ils continuent d’accroître leur force terrible ».
« …n’est-il pas légitime de vouloir instaurer un état où, par
une distribution équitable des biens naturels, les hommes qui
travaillent puissent vivre paisiblement et dignement de leur labeur
? ».
« Les richesses injustes, qui s’arment contre la liberté, et la
corrompent, proviennent toujours de la jouissance d’un privilège
sur les propriétés naturelles. Jamais ne s’accumulent ces insolentes
fortunes par le travail honnête ».
Citations tirées de : Isabel Monal, « José Martí : du libéralisme
au démocratisme anti-impérialiste », in Herrera, Cuba révolutionnaire
– Histoire et culture, Forum du Tiers-Monde, L’Harmattan, Paris,
2003.
Le Che
par Korda
Cette célèbre photo a été prise par Korda à La Havane le 5 mars
1960. La détermination et la gravité qu’exprime le visage du Che,
en plus du charisme, s’expliquent par les circonstances. Che assistait,
sur une tribune dressée le long du cimetière Colon, calle 23,
près de la Place de la Révolution, aux obsèques des victimes de
l’attentat perpétré contre le bateau français La Coubre, chargé
d’armes achetées par Cuba à la Belgique, et que la CIA –lumière
fut faite depuis sur cette affaire– avait fait exploser la veille
dans le port de La Havane, lors des opérations de déchargement.
Il y eut 75 morts et plus de 200 blessés –des dockers cubains
et des marins français. Ce 5 mars était donc jour de deuil.
Il y avait déjà eu, depuis le 1er janvier 1959, nombre d’attentats
contre Cuba. Mais les Etats-Unis avaient d’abord utilisé, par
tactique, des contre-révolutionnaires cubains exilés ou restés
dans l’île qu’ils finançaient et armaient, ou des hommes de main
de gouvernements fantoches, comme celui du dictateur Trujillo
en République dominicaine. Il y avait eu des actions de sabotage,
des attaques d’ambassades de Cuba, des violations de l’espace
maritime et aérien pour mitrailler des zones habitées, bombarder
les centrales électriques, incendier les sucreries.
Mais c’est à partir de 1960 que les Etats-Unis s’engagèrent contre
la révolution, directement et systématiquement. Quelques semaines
avant l’attentat du Coubre, en janvier 1960, Allen Dulles, directeur
de la CIA, avait créé une « force spéciale » chargée d’actions
de subversion contre Cuba. Quelques jours après l’attentat, en
avril, le même Dulles fit ouvrir une base militaire au Guatemala,
afin de préparer l’invasion mercenaire de l’île –elle eut lieu
en 1961 à Playa Girón et vira au désastre pour Washington. Après
cet échec, les actions terroristes de la CIA se multiplièrent
contre Cuba. Elles prirent la forme d’incendies volontaires d’écoles,
d’assassinats de jeunes instructeurs de la campagne d’alphabétisation,
d’attaques biologiques contre les cultures, les cheptels ou/et
la population, et même du premier attentat de l’histoire de l’aviation
civile –perpétré en 1976 contre un avion de ligne de la Cubana,
causant la mort de 73 personnes au large de la Barbade.
Comment oublier, d’ailleurs, que la toute dernière mission du
Che en tant que représentant du gouvernement cubain, en décembre
1964, fut de dénoncer à l’Assemblée générale des Nations unies
le comportement terroriste des Etats-Unis ?
Qu’avait donc fait Cuba ? Cuba s’était libérée. Son gouvernement
avait pris en faveur de son peuple des mesures de justice sociale
: contre la corruption, la mafia, le trafic de drogue, la prostitution,
la mendicité et le travail des enfants, la ségrégation raciale
; réduction des loyers et des prix des médicaments, des livres,
de l’électricité ; création d’emplois et grands travaux ; priorité
accordée à la santé et à l’éducation, à la recherche, à la culture,
au sport ; instauration de la sécurité sociale, des retraites
; réforme agraire. Les États-Unis allaient-ils laisser faire ?
Ce que l’on saisit ici dans les yeux du Che, c’est cette évidence
pour lui, comme pour tous les Cubains, les Latino-Américains,
les peuples du Sud, que l’impérialisme n’est pas une fiction de
l’imaginaire marxiste, mais une réalité. Et l’impérialisme existe
parce qu’il tue, comme en 4 mars 1960, et s’acharne à détruire
ce que le Sud a de meilleur, comme au Guatemala en 1954. Che fut
témoin du renversement d’Arbenz, dont le tort avait été d’être
un dirigeant au service de son peuple. Le Che de Korda a sans
doute aussi en tête le souvenir du Guatemala martyr...
L’attentat du 4 mars était un drame, mais il n’était pas que cela.
C’était le signal lancé par les États-Unis qu’entre eux et Cuba,
ce serait désormais une lutte à mort. Et il y a aussi, dans le
regard du Che, la conscience que c’est la Révolution cubaine qui
vaincra, ou l’impérialisme. “¡Patria o muerte!”, cria Fidel, ce
5 mars, pour la première fois. Sur cette tribune, Jean-Paul Sartre
et Simone de Beauvoir étaient là pour l’entendre –au même moment,
Gérard Philippe était lui aussi en visite fraternelle sur l’île.
« La Patrie ou la mort ! », qu’il faut comprendre, comme le font
les Cubains, dans l’esprit de José Martí : « La patrie, c’est
l’humanité ».
Car si Che était Argentin, s’il devint Cubain, il était surtout
un internationaliste, qui lutta pour la liberté du peuple cubain
comme s’il s’était agi de celle de tous les peuples, emporté par
cette révolution faite par les Cubains, mais qui porte quelque
chose de plus qu’elle-même, un peu des espérances de tous les
opprimés du monde. Che porte lui aussi une part d’universel. D’où
que l’on vienne, on se reconnaît dans son idéal et on y projette
ses espoirs. Pas une manifestation de rue dans le monde sans rassemblement
de jeunes gens autour de ce portrait.
Et pourtant, des photos du Che, nous en connaissons beaucoup :
celle du balcon de Buenos Aires ; celle de la prison de México
; celle, dans la Sierra Maestra, où il lit Goethe, ou buvant le
mate, ou aux côtés de Raúl, ou dans l’obscurité, en conversation
avec Fidel qui allume un cigare ; celles prises avec Mao, Nehru,
Tito, Nasser, Ben Bella, Khrouthchev ; ou coupant la canne ; celles,
avant le Congo, où il est rasé et cravaté, ou chauve, avec des
lunettes, avant son dernier voyage pour la Bolivie ; et jusqu’aux
clichés pris, après sa mort, par ses assassins, où d’aucuns ont
cru reconnaître en lui le Christ gisant de Mantegna ou un tableau
de Rembrandt. Il en aurait même d’autres, des photos de lui, s’il
n’avait refusé ce 4 mars d’être photographié sur les lieux de
l’attentat, alors qu’il portait secours aux victimes, retrouvant
son métier de médecin, comme lors de son périple latino-américain
à motocyclette, quand il fut confronté à la misère et, écrit-il,
« à l’impossibilité de soigner un enfant faute de moyens ». De
toutes, c’est sans doute la photo de Korda qui est la plus connue,
la plus symbolique.
Combien de paradoxes, pourtant, lui sont attachés.
Premier paradoxe : cette photo, œuvre d’art, est devenue dans
le monde capitaliste qui est le nôtre, une marchandise, dans son
genre l’une des plus vendues. Quel contraste de voir le Che marchandisé,
lui pour qui l’argent n’importait que pour autant qu’il fallait
le détruire, lui qui étudia, à la tête de la Banque centrale de
Cuba –cette photo est celle d’un président de Banque centrale
!–, les conditions pour supprimer la monnaie. Des tee-shirts arborant
son portrait sont vendus à côté d’autres frappés du sigle de la
CIA, ou comment le capitalisme fait de l’argent avec l’image d’un
de ses adversaires les plus résolus. Cette photo montre un révolutionnaire
qui s’est battu jusqu’au bout, non contre l’injustice du « mauvais
» capitalisme, mais contre celle du capitalisme tout court. Lénine
nous a prévenu : « le capitaliste vendrait jusqu’à la corde destinée
à le pendre ». Faudrait-il oublier que Che était communiste ?
Che, « pur comme un enfant ou comme un homme pur », écrit le poète
Nicolás Guillén. Mais alors, tout n’est-il peut-être pas à jeter
dans le communisme si l’homme est si pur, si le Che est communiste
?
Deuxième paradoxe. « Cuba te sait par cœur, visage à la barbe
clairsemée, et ivoire et olive de la peau de jeune saint », Guillén
encore. Cette photo est devenue une icône, l’image d’un saint.
Contraste, à nouveau, de voir ce communiste, révolutionnaire athée
d’une révolution laïque, changé en héros mythique, mystique, en
sauveur, Christ armé, fils de Dieu, Dieu lui-même fait homme !
Tout ceci participe bien sûr de sa récupération, de la neutralisation
du Che en abstraction, en pur esprit, en être imaginaire, apolitique,
ascétique, le bien incarné. Cela participe de sa mutation en symbole,
que chaque individu investit d’un tas de choses –qu’un psychanalyste
expliquerait peut-être par l’image du père, sévère mais juste–,
de cet indicible qui fait que l’on se sent être humain, et non
plus « homme-loup », lorsque l’on ressent la souffrance des autres,
qu’on aide les autres, qu’on aime les autres.
Autant le paradoxe de la marchandisation du Che était porteur
d’une contradiction insoluble, car Che et le capitalisme sont
inconciliables, autant il semble que, si Che ne fut pas un être
supérieur mais un révolutionnaire qui, comme tant d’autres, donna
sa vie pour la révolution, l’opposition entre la réalité du Guevara
athée et l’imaginaire d’un Che christique est surmontable. Elle
l’est parce que l’on sait aujourd’hui articuler religion et révolution,
grâce notamment à la révolution bolivarienne.
Ou parce qu’on aperçoit un peu de l’Apocalypse de Saint Jean dans
la Critique du Programme de Gotha de Karl Marx : la société communiste
n’est certes pas la Jérusalem céleste de Jean ; mais les deux
ont en commun l’utopie d’un monde nouveau où celui qui a faim
recevra le pain gratuitement, où « celui qui a soif, je lui donnerai
de la source de vie, gratuitement ». Voilà une interprétation
qu’un matérialiste peut ne pas partager, mais qu’elle ne devrait
plus choquer. Les révolutionnaires cubains ont appris à faire
avec la religion –avec Santa Bárbara, Changó le Yorubá et le Bantou
Yoasi du Palo Monte, mélangés.
Troisième paradoxe : celui d’un Che combattant, commandant de
la révolution cubaine, que l’on tente de séparer de cette dernière,
que l’on veut arracher à cette dernière, pour l’opposer au commandant
en chef. Comme s’il y avait un bon et un mauvais révolutionnaire,
« le diable et le bon Dieu » version cubaine ; comme s’il y avait
un Che pur et un Fidel impur. Ce Fidel diabolisé que les ennemis
de la révolution accusèrent, par un nième mensonge, d’avoir fait
fusiller le Che pour « divergences de vues », en diffusant une
affiche sur laquelle le père du Che, Guevara Lynch, réclamait
que lui fût rendu le cadavre de son fils. Il fallut que Guevara
père protestât avec force indignation contre ces calomnies médiatiques.
Est-ce un hasard si le bon révolutionnaire est le révolutionnaire
mort, celui qui a été vaincu, que l’on nous a tué ?
Ce que l’on rate en acceptant ce non-sens logique retournant Che
contre la révolution cubaine, c’est que Che n’est Che que parce
qu’il fit cette révolution en vainqueur, que la révolution cubaine
se tient toujours debout, victorieuse, pour que nous gardions
le Che dans nos cœurs, non comme un bibelot de magasin de souvenirs,
mais comme l’exemple d’un l’homme nouveau en marche vers un monde
meilleur.
Les missions
internationalistes
L’un des aspects les plus originaux de la révolution cubaine est
son internationalisme prolétarien et la conduite d’une politique
extérieure suffisamment autonome pour souvent se démarquer de
la ligne de l’URSS. Cette dernière, qui soutint financièrement
les missions militaires cubaines, y trouva à maintes reprises
le sens révolutionnaire de ses engagements. De par l’inspiration
idéologique de son mouvement de libération nationale (Martí et
Bolivar), son héritage culturel métisse et sa force d’intégration,
la révolution cubaine était en quelque sorte appelée à sortir
spontanément de ses frontières. Aussi la détermination tiers-mondiste
de ses chefs les conduit-elle à rechercher l’affrontement avec
les États-Unis sur plusieurs fronts, directement à l’échelle planétaire.
“L’impérialisme est un système mondial, il faut le combattre mondialement…
il faut beaucoup de Viêt-nam”, déclara Guevara, en accord avec
Castro, qui crut lui aussi, contre la coexistence pacifique et
légaliste, en la voie foquista jusqu’en 1967 (soit l’échec bolivien,
un an après la Tricontinentale de La Havane). Face à la répression
contre les guérillas l’Amérique latine et à l’impossibilité d’une
riposte unitaire sino-soviétique contre l’agression du Viêt-nam,
c’est surtout en Afrique que se déploya la stratégie internationaliste
offensive de Cuba : soutien au FLN de Ben Bella (dès janvier 1962),
au MNC lumumbiste, au PAIGC de Cabral… avant ceux au MPLA de Neto,
à la SWAPO namibienne, au FRELIMO de Machel, aux révolutionnaires
éthiopiens, au Polisario sahraoui, au CNR de Sankara (et même
aux rebelles érythréens, auxquels Cuba reconnut le droit à l’existence
nationale)… D’avril 1965 (entrée de la première colonne au Congo)
à mai 1991 (retrait des soldats d’Angola), plus de 380 000 Cubains
ont combattu aux côtés des camarades africains –« pour l’indépendance,
la liberté, la justice », dira Mandela en 1991. Leur dernier succès
fut, après la victoire de Cuito Cuanavale (1988), le maintien
de la souveraineté de l’Angola, l’auto-détermination de la Namibie
et l’aide apportée au peuple sud-africain pour abattre l’apartheid.
Cuba a mené une politique extérieure exceptionnellement ambitieuse
et active, bousculant les stratégies des superpuissances, soulevant
par sa valeur emblématique l’admiration des peuples du Sud, conservant
comme pilier des principes éthiques situés aux antipodes du cynisme.
La défense des humbles de tous les pays se repère aussi au fondement
des missions conduites par Cuba dans plus de 60 pays –envoi de
médecins, d’enseignants, de techniciens, aide technique en cas
de catastrophes naturelles, formation d’étudiants étrangers boursiers
de l’État cubain…– et de ses propositions de transformation de
l’ordre mondial –annulation de la dette du Tiers-Monde, éradication
de la faim dans le monde, opposition à l’hégémonie unipolaire
des États-Unis… L’internationalisme cubain a pris un nouvel essor
aux côtés de la révolution vénézuélienne.
Les missions
sociales de Cuba au Venezuela
La participation des Cubains est essentielle dans la réalisation
des “misiones sociales” de la révolution bolivarienne au Venezuela.
L’utilisation d’une méthode d’apprentissage cubaine, “Yo si puedo”
(Oui, moi je peux), approuvée par l’UNESCO, a constitué l’une
des clés de la réussite de la “misión Robinson 1” d’alphabétisation
de plus d’un million de personnes en moins d’un an. Mais c’est
surtout en matière de santé que l’aide cubaine est décisive, avec
la “misión Barrio Adentro”, qui débuta en avril 2003 par l’envoi
de médecins cubains dans les bidonvilles de Caracas. Aujourd’hui,
plus de 18 500 médecins cubains exercent au Venezuela, jusqu’aux
régions les plus reculées. En équipe avec des Cubains, des médecins
vénézuéliens, la plupart diplômés de l’École latino-américaine
de Sciences médicales de La Havane, sont intégrés à ces missions.
La quasi totalité des médicaments et des équipements médicaux
sont fournis par Cuba. Entre mai 2003 et août 2004, les médecins
cubains ont visité 8,25 millions de familles et effectué 57 millions
consultations. En 15 mois, cette mission a permis de sauver 18
470 vies. La “misión Milagro” a organisé l’envoi à Cuba de 10
700 personnes pour y être opérées de la cataracte, sans le moindre
coût pour les patients. Par son professionnalisme et son dévouement,
“el medico cubano” a conquis les cœurs de millions d’enfants vénézuéliens
et ceux de leurs parents. Pour près des deux tiers des enfants
de moins de 6 ans, c’était même la première fois qu’ils recevaient
une assistance médicale et étaient vaccinés. Les maladies les
plus fréquentes (intestinales et respiratoires) ont été presque
totalement éradiquées. Le taux de mortalité infantile a fortement
baissé depuis trois ans, passant sous la barre des 20‰ (contre
35‰ au Brésil). Consultations et médicaments sont gratuits pour
les patients –y compris pour les analyses médicales et les soins
dentaires. Comme à Cuba, les traitements contre le SIDA sont aujourd’hui
gratuits au Venezuela. Initiée en juin 2003, la “misión Desporte
Adentro” mobilise 5 000 professeurs de sport cubains pour promouvoir
l’éducation physique à l’école et massifier la pratique du sport,
mais aussi des enseignements de gymnastique pour les femmes enceintes,
la thérapie par la danse (bailo-terapia) et des activités physiques
adaptées aux personnes obèses, asthmatiques ou sujettes à l’hypertension.
Enfin, pour lutter contre la faim, la “misión Mercal” garantit
aux plus pauvres un approvisionnement alimentaire bon marché grâce
à des magasins subventionnés et gérés par l’État –rappelant un
peu le système cubain de la “libreta”. Par ailleurs, le rôle de
Cuba, aux côtés du Venezuela, a été crucial dans la mise en déroute
de l’ALCA (Zone de Libre-Échange des Amériques), élément-clé de
la stratégie de domination des États-Unis. Le 14 décembre 2004,
les présidents Fidel Castro et Hugo Chavez signaient à La Havane
l’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques), qui pose
les bases d’une intégration latino-américaine fondée sur la solidarité
et le progrès social.